10
L’espace d’un instant, mon cœur bondit de joie. C’était un stratagème, j’en étais convaincue. Keir devait se trouver dans une tente, simulant la maladie. Puis je perçus la terreur qui écarquillait les yeux de Tant et je sus qu’il ne pouvait s’agir de cela. Quiconque avait connu l’horreur de la peste ne pouvait l’évoquer à la légère.
Par la Déesse, non !
Au fond de moi, je n’étais plus qu’une supplique. En un instant s’imposa à moi la vision affreuse de cette ville de tentes dévorée par les flammes, de tous ces gens vibrants et chaleureux anéantis par la peste.
Mais une autre part de moi-même, celle qui faisait de moi une maîtresse guérisseuse, se dressa contre la fatalité avec colère et détermination. Serrant dans ma main la bandoulière de ma sacoche comme un talisman, je demandai à Tant :
— Où est-ce ?
Une expression d’intense soulagement se peignit sur son visage, et il se retourna pour me montrer le chemin. L’instant d’après, nous butâmes sur deux de mes gardes du corps qui nous barraient la route.
— Non, commença l’un d’eux. Ceci n’est pas…
— Espèce de bragnet ! m’emportai-je. Suivez-nous si ça vous chante, mais ôtez-vous de mon chemin !
Tant derrière moi, je les contournai et me remis en route. Dans mon dos, j’entendis Amyu qui m’appelait mais décidai de n’en tenir aucun compte. J’avais un avantage : je savais qu’ils ne me feraient aucun mal. Comme pour me renforcer dans cette conviction, deux des gardes se mirent à courir vers la tente des Anciens – sans doute pour rapporter mes dernières frasques au Conseil et réclamer des ordres – tandis que les deux autres nous emboîtaient le pas.
— Dépêchons-nous ! lançai-je à Tant.
Il se mit à courir et je l’imitai. Mais mon esprit galopait bien plus vite que mes pieds…
Pouvait-il vraiment s’agir de la peste ? Nous avions pourtant attendu les quarante jours requis avant de nous remettre en route, après la mort de Gils. Une souffrance latente se réveilla en moi à l’évocation de mon apprenti. Il avait été la dernière victime de l’épidémie, et la tradition xyiane stipulait qu’il fallait quarante jours pour que la peste s’éteigne tout à fait.
Mais la suante qui avait décimé l’armée de Keir n’avait ressemblé à aucune autre, frappant vite et tuant plus vite encore. Peut-être quarante jours n’avaient-ils pas suffi à en venir à bout ? Peut-être en avions-nous transporté les germes avec nous, ennemi invisible attendant l’occasion de se déchaîner au Cœur des Plaines ?
Cette perspective m’assécha la gorge et me fit monter les larmes aux yeux. Ô notre Dame de la Lune et des Étoiles, Déesse de la Grâce et de la Guérison, par pitié, non ! Tous ces gens désarmés, tous ces enfants innocents… Le Cœur des Plaines devait-il vraiment finir comme le village xyian pestiféré, qui n’était plus qu’une ruine noircie après avoir servi à incinérer tant de corps ?
Enfin, mon guide me fit pénétrer dans une tente de taille moyenne. Un lit de camp se trouvait au centre, et deux femmes l’entouraient. Sur le côté, un brasero dispensait lumière et chaleur. Mon regard se posa immédiatement sur l’enfant alité, un jeune garçon aux cheveux collés sur le front par la sueur, et dont les yeux agrandis par la peur me fixaient.
— Je l’ai trouvée, expliqua Tant. La Captive va…
Il fut interrompu par Amyu et deux de mes gardes du corps. En les voyant se ruer sous la tente, mon sang ne fit qu’un tour et je hurlai :
— Dehors !
L’indécision les fit se figer sur place. L’une des deux femmes renchérit, en jetant aux intrus un regard courroucé que n’aurait pas renié Marcus :
— Vous avez entendu ? Dehors !
C’en fut trop pour eux, et ils battirent en retraite sans demander leur reste.
— Je m’appelle Lara, dis-je en m’agenouillant au chevet du petit malade. Je…
— Tant nous a tout expliqué, coupa la même femme. Je m’appelle Inde de l’Ours, thea de Sako.
D’un signe de tête, elle me désigna le petit garçon.
— Tant nous a parlé de cette « peste » et il nous a donné ceci, reprit-elle en me montrant un pot de tue-la-fièvre. Mais nous ne savons pas comment l’utiliser, et Tant a jugé qu’il valait mieux faire appel à vous.
— Elle n’a rien à faire ici, protesta l’autre femme en évitant mon regard. Tu offenses les Éléments et les prêtres guerriers.
— Je suis prête à prendre ce risque, répondit Inde en la toisant d’un regard hautain. Tout ce qui compte, c’est de sauver cet enfant.
— Depuis quand est-il malade ? demandai-je.
En souriant à Sako, je posai la main sur son front.
Il me fixait de ses grands yeux sans ciller. Comme Keir le faisait quand il se couchait, il avait disposé en bon ordre ses armes auprès de lui. Elles étaient en bois, ce qui signifiait qu’il pouvait avoir entre trois et quatre ans.
Inde essora un linge humide dans une bassine.
— Quelques heures, répondit-elle en tamponnant le front que ma main venait de quitter. Il s’est plaint d’être fatigué, mais je n’y ai pas prêté suffisamment attention et je me suis contentée de le mettre au lit. J’aurais dû comprendre quand il n’a pas protesté qu’il n’allait vraiment pas bien. Ce n’est qu’en allant le revoir, en fin de matinée, que je l’ai trouvé en nage.
Tant, qui s’était approché, expliqua d’une voix tendue :
— Je n’ai pas voulu prendre de risques. Pas après…
— Tu as bien fait, Tant. Avec la peste, il ne faut prendre aucun risque.
Mon regard approbateur suffit à le rassurer.
— Tu as bien fait, répétai-je, mais à mon avis ce garçon n’est pas atteint de la suante.
Il y eut du bruit à l’extérieur. Nous eûmes juste le temps de relever la tête pour voir Vents Sauvages nous rejoindre.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Tant et les deux femmes, tête basse, gardaient les yeux respectueusement baissés. Je dus me résoudre à répondre :
— Un enfant malade, Vénérable Prêtre Guerrier. Sa thea, craignant qu’il ne soit atteint de la peste, a préféré me le montrer.
Les yeux de Vents Sauvages se plissèrent. Il fit un pas pour nous rejoindre au pied du lit. Tant se poussa contre la toile de tente pour le laisser passer.
— Et alors ? demanda l’Ancien, dans le bruit sinistre que faisaient en s’entrechoquant les crânes pendus au bout de son bâton. L’a-t-il attrapée ?
— Non, répondis-je fermement. Ce n’est pas la peste.
Tant, soulagé, ferma les yeux et marmonna sa gratitude à la Terre.
— Comment le savez-vous ? s’enquit Vents Sauvages.
— Peux-tu me montrer où tu as mal, Sako ? demandai-je doucement à l’enfant.
Le garçon hocha la tête et posa la main sur sa gorge et sur son oreille.
— Ouvre grand la bouche.
Je n’eus qu’à y jeter un bref coup d’œil pour constater que sa gorge était bien enflammée.
— Tu as du mal à avaler ?
Sako hocha une nouvelle fois la tête. Intimidé, il ne savait plus qui il devait regarder, de moi ou du prêtre guerrier.
— C’est un mal d’hiver, déclarai-je, assez courant et bénin chez les enfants de mon peuple. Peut-être, au retour des neiges, en souffrez-vous ici aussi.
Du regard, je cherchai l’assentiment d’Inde, qui me le donna en acquiesçant d’un signe de tête.
— Donc, conclus-je, ce n’est pas la peste.
Vents Sauvages sortit pour dire quelques mots à mes gardes du corps, qui patientaient à l’extérieur. Quand il revint, j’entendis des bruits de pas qui s’éloignaient. Les bras croisés sur la poitrine, l’Ancien me dévisagea un instant avant de demander :
— Et comment traitez-vous ceci, Xyiane ?
Méfiante, je scrutai sa face tatouée, mais n’y découvris rien d’autre qu’une authentique curiosité.
— Je prescrirais à ce garçon beaucoup de repos et de sommeil, et je conseillerais à sa thea de lui faire avaler à intervalles réguliers un peu de tue-la-fièvre.
Remarquant l’expression alarmée de Tant, je précisai :
— Le remède contenu dans ce pot que je viens de remettre à Inde de l’Ours.
Je lui pris le pot des mains et prélevai une noisette de tue-la-fièvre sur mon index.
— Cette quantité, à peu près, toutes les deux heures.
Puis, m’adressant à Sako, je le mis en garde gravement.
— Tu vas devoir ouvrir la bouche et avaler ça. Cela n’a pas très bon goût, mais tu es un guerrier, n’est-ce pas ?
Sans se faire prier, le garçon s’exécuta, et je pus déposer le remède sur sa langue. Il n’émit pas la moindre plainte, ce qui n’aurait pas été digne d’un guerrier, mais il ne put réprimer une grimace de dégoût en déglutissant.
— Comment pouvez-vous être sûre que ce n’est pas la peste ? demanda Vents Sauvages.
— La peste frappe vite et fort. Elle est mortelle dans la plupart des cas. La fièvre est élevée et soutenue. Ceux qui en sont atteints perdent rapidement l’esprit. Leur sueur est beaucoup plus intense que celle de ce garçon et dégage une odeur aussi forte et désagréable que celle du musc d’ehat.
— Si je vous comprends bien, conclut Vents Sauvages, ce garçon serait déjà mort s’il avait attrapé la peste ?
En me voyant acquiescer, la compagne d’Inde émit un hoquet de terreur. Mais Inde, qui avait suivi attentivement mon exposé, était faite d’une autre étoffe. Elle me demanda avec détermination :
— Puis-je réclamer votre emblème ?
Prise de court, j’hésitai un instant avant de lui tendre le pot de tue-la-fièvre.
— Tu tiens mon emblème, Inde.
Serrant étroitement le pot entre ses doigts, elle se mit à parler en me fixant droit dans les yeux.
— Je dois énoncer une vérité. Vos mérites, Captive, ont été célébrés sur les ailes du vent, et vous êtes connue parmi nous pour vos dons de guérisseuse dotée de grands pouvoirs de vie et de mort.
Tournant la tête vers Vents Sauvages – dont elle n’osa pourtant pas affronter le regard –, elle ajouta :
— Sans vouloir faire offense à la Captive, j’aimerais demander au Vénérable Prêtre Guerrier de faire usage de ses charmes guérisseurs. La santé de cet enfant est tout ce qui compte pour moi.
Les yeux de Sako s’écarquillèrent davantage encore. Je le vis déglutir avec peine.
Bien que décidée à n’en rien montrer, je me réjouissais d’avoir enfin l’occasion de voir un prêtre guerrier accomplir ses pratiques « magiques ». Quand je tournai les yeux vers lui, je remarquai que Vents Sauvages n’avait pas bronché. Oserait-il refuser son aide à un enfant ?
Je me redressai et quittai le chevet du garçon afin de lui laisser le champ libre. Mon mouvement alarma Inde, que je m’empressai de rassurer.
— Sois tranquille, je ne me sens pas offensée. Tu as tout à fait raison. Ce qui importe, c’est la santé de Sako.
En passant près de lui pour me mettre à l’écart, je lançai à Vents Sauvages un regard de défi qu’il soutint un instant sans ciller. Puis il planta résolument son bâton dans le sol et, d’un mouvement d’épaules, se débarrassa de sa cape, qui glissa à terre. En deux pas, il gagna le lit de l’enfant.
Ouvrant de grands yeux emplis de crainte, les theas s’écartèrent, Inde allant se placer à la tête de Sako, l’autre femme à ses pieds. D’un regard, Vents Sauvages invita Tant à venir de l’autre côté du lit, face à lui. Dans une petite poche de sa ceinture, il puisa ensuite une pincée de poudre, qu’il jeta sur le brasero.
Comme sur un signal, tous quatre s’agenouillèrent alors. Bien qu’on ne m’en ait pas priée, je les imitai, mais avec bien moins de grâce qu’eux. Le bâton du prêtre guerrier n’était pas loin de moi, et les trois crânes ricanant pendus au bout de leurs lacets de cuir tressés semblaient s’agiter.
Vents Sauvages entonna une longue mélopée, invoquant les Éléments pour qu’ils lui apportent leur aide. Sa voix était forte et profonde. Tête basse, ses assistants lui faisaient écho. Sako se tenait parfaitement immobile, le souffle régulier, les yeux clos.
À ma grande surprise, des flots de fumée d’une belle couleur pourpre commencèrent à couler du brasero et vinrent se répandre sur le sol. Lorsqu’une couche uniforme eut noyé toute la surface de la tente, le niveau de la fumée s’éleva. Ce phénomène me rendait nerveuse, mais il laissait les quatre autres parfaitement indifférents. Je me rendis compte alors qu’ils avaient fermé les yeux et qu’ils se balançaient doucement, d’avant en arrière, au rythme de leur chant.
Avec ses longues tresses emmêlées et les tatouages qui lui couvraient le visage et le corps, Vents Sauvages était impressionnant. Dans la lumière chiche, les motifs colorés donnaient l’impression de danser sur sa peau et de se mêler les uns aux autres. Quant aux crânes, ils semblaient danser eux aussi, comme pour me narguer.
Clignant des paupières pour chasser l’illusion, je me redressai et m’efforçai de discipliner mon souffle.
— Nous sommes fils et filles des Éléments, récita Vents Sauvages, tandis que ses assistants continuaient leur chant. Chair, souffle, âme et sang.
Vents Sauvages tendit le bras et posa sa main droite sur la main gauche de Sako.
— L’âme est fille du Feu et siège dans la main gauche.
Le garçon tressaillit. Son corps s’arc-bouta sur le lit et ses paupières s’ouvrirent d’un coup. Vents Sauvages passa sa main gauche sur ses yeux pour les refermer et Sako, docile, se laissa faire.
— Le souffle, qui est fils de l’Air, siège dans la main droite.
Vents Sauvages serra dans la sienne la main droite de Sako, qui se détendait et dont le souffle se faisait plus profond. Je scrutai son visage, guettant les signes d’une amélioration de son état.
— Le sang est fils de l’Eau et siège dans le pied gauche.
Lorsque le prêtre guerrier se pencha pour saisir le pied de Sako, je me rappelai soudain où j’avais déjà entendu prononcer ces paroles : sous la tente de Keir, la nuit où il avait transpercé d’un coup d’épée lord Durst, qui m’avait insultée. Mon Seigneur de Guerre avait utilisé le même rituel pour restaurer l’équilibre des Éléments dans mon corps. Plus tard, quand il avait été victime de la peste, j’avais essayé moi aussi de m’en servir pour le soigner… en me trompant dans la récitation des formules consacrées.
Vents Sauvages, lui, ne fit pas d’erreur.
— La chair, qui est fille de la Terre, siège dans le pied droit.
Après s’être assis sur ses talons, il se recueillit un instant et conclut, s’adressant à Sako :
— Les Éléments t’accorderont la guérison, guerrier de la Grande Prairie.
Le brasero ne déversait plus ses flots de fumée pourpre. L’atmosphère commençait à s’assainir sous la tente. Vents Sauvages se pencha pour remonter les couvertures de l’enfant sous son menton et ajouta :
— Dors, maintenant.
Sako s’étira, ouvrit les yeux et sourit au prêtre guerrier, qui le dévisageait avec une certaine douceur.
— Tous mes remerciements, Vénérable Prêtre Guerrier.
Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire et se blottit sur son oreiller avant de murmurer d’une voix ensommeillée :
— Vous m’avez honoré.
Vents Sauvages lui ébouriffa les cheveux et se releva. Les deux theas et Tant firent de même, secouant la tête et clignant des paupières comme s’ils émergeaient d’un rêve éveillé. Le prêtre guerrier, qui avait retrouvé son expression de férocité coutumière, alla remettre sa cape sur ses épaules et récupérer son bâton, tout en donnant des instructions aux deux femmes.
— Aérez la tente et gardez-le bien au chaud.
Pendant que sa compagne s’empressait d’obéir, Inde s’inclina profondément et dit :
— Tous nos remerciements, Vénérable Prêtre Guerrier.
— Je vous raccompagne, me glissa Vents Sauvages en soulevant la porte de toile.
Je le suivis, soulagée de sortir à l’air libre.
Amyu et deux de mes gardes du corps nous attendaient. Sans un mot, Vents Sauvages prit la tête de notre petit groupe et je lui emboîtai le pas, suivie comme une ombre par mon escorte. Une brise fraîche s’était levée. Vents Sauvages resserra autour de lui les pans de sa cape. Apparemment, même les prêtres guerriers pouvaient souffrir du froid…
Au bout d’un moment, n’y tenant plus, j’osai poser une question.
— Qu’y avait-il dans la fumée ?
Vents Sauvages me répondit du tac au tac.
— Qu’y avait-il dans ce pot ?
— Du tue-la-fièvre, dis-je en employant les mots de ma langue natale. On l’obtient en…
Il s’arrêta net et me dévisagea, incrédule.
— Vous partageriez ce secret ? s’étonna-t-il. Avec moi ?
— Ce n’est pas un secret, répondis-je en ignorant ses tatouages pour me concentrer sur ses yeux. Et oui, je le partagerais bien volontiers avec vous.
Nous restâmes là, immobiles au milieu de l’allée, à nous affronter du regard. Je me refusais à détourner les yeux alors qu’il m’examinait. Une mèche de mes cheveux choisit cet instant pour se libérer et flotter au vent, mais je ne fis rien pour la remettre en place. Enfin, Vents Sauvages tourna les talons et se remit en route à grandes enjambées.
Je dus courir pour le rattraper, déterminée que j’étais à marcher à ses côtés et non derrière lui. L’allée était encombrée de guerriers et de chevaux, mais la foule s’écartait miraculeusement devant nous pour nous laisser passer.
Une nouvelle fois, je fis une tentative pour briser le silence pesant qui était retombé entre nous.
— Je croyais que vous étiez en senel avec le Conseil.
— Je l’étais. Jusqu’à ce que nous arrive la nouvelle que votre peste avait fait son apparition au Cœur des Plaines.
Après m’avoir lancé un regard noir, il ajouta :
— Nous ne sommes pas stupides, Xyiane. Qu’il s’agisse d’une maladie ou d’une punition des Éléments, nous redoutons de voir débarquer votre ennemi invisible chez nous.
— Je n’ai jamais dit que vous étiez stupides !
Il avait réussi à m’échauffer les oreilles. Je me serais fait un plaisir de lui dire ma façon de penser si un obstacle n’avait soudain surgi devant nous. D’une tente devant laquelle nous passions venait de jaillir une grappe de jeunes enfants tout occupés à se battre à l’aide de sabres en bois.
— Qu’est-ce que c’est que ce chahut ? tonna Vents Sauvages en roulant des yeux furieux.
Trois têtes aux épaisses tignasses rousses émergèrent de la mêlée. Des visages pâles, mangés de taches de rousseur, devinrent plus pâles encore. Trois paires d’yeux verts s’écarquillèrent à la vue du prêtre guerrier.
J’étouffai sous ma main un petit cri de surprise. Gils !
Une voix de femme s’éleva dans la tente, menaçant de représailles les garnements. Il n’en fallut pas davantage pour que ceux-ci s’égaillent entre les tentes aussi vite que leurs jeunes jambes le leur permettaient.
Vents Sauvages les regarda s’enfuir avec un reniflement amusé avant de se remettre en route. Je restai un instant à les suivre des yeux, mais Amyu et mes gardes du corps me pressèrent de repartir.
Jusqu’à ma tente, le prêtre guerrier ne prononça plus un mot. Quand nous y fûmes parvenus, il se campa devant moi, les bras croisés, et me toisa d’un air de défi. Décidée à ne pas me laisser impressionner, j’imitai son attitude et lui rendis son regard implacable, les yeux plissés pour faire bonne mesure.
— Je ne comprends pas votre façon de soigner, dis-je.
— Et moi, répliqua-t-il, je ne comprends pas la vôtre.
— Vous n’utilisez pas de plantes.
— Vous n’invoquez pas les Éléments.
Excédée, je levai les bras au ciel et m’exclamai :
— On m’a déjà vue, dans les cas désespérés, implorer la Déesse !
Vents Sauvages observa un silence surpris.
— Et moi, dit-il en m’adressant un hochement de tête, on m’a déjà vu utiliser certaines plantes.
Notre affrontement muet reprit. Cette fois, ce fut lui qui brisa le silence.
— Keir du Tigre méprise les prêtres guerriers et tout ce qu’ils représentent. Il voudrait nous détruire. Ce n’est un secret pour personne.
Les sourcils froncés, il me scruta intensément puis me demanda :
— Et vous ?
Avant de lui répondre, je pris le temps de la réflexion.
— Keir du Tigre est mon Seigneur de Guerre. Mais il n’y a pas longtemps, j’étais encore persuadée que tous les Firelandais étaient des tueurs sanguinaires qui crachaient des flammes et semaient la mort sur leur passage.
Vents Sauvages marqua la surprise que lui inspirait ma réponse en haussant les sourcils.
— La vérité n’est pas absente de vos paroles, reconnut-il enfin en opinant. J’y réfléchirai.
Hochant la tête à mon tour, je conclus :
— Les vôtres contiennent elles aussi une part de vérité. Et j’y réfléchirai également.
Sans rien ajouter, il se retourna et rebroussa chemin. Je le regardai s’éloigner, ne sachant que penser. Venais-je de me faire un ami ? Non, décidai-je. Le terme était sans doute inapproprié, tout comme l’était le mot « allié ».
— Attendez ! lançai-je sur une impulsion.
Vents Sauvages s’arrêta et me regarda par-dessus son épaule, sans agacement particulier, mais sans bienveillance non plus. Je m’approchai de quelques pas et lui demandai :
— Je voudrais savoir où vous en êtes. Que se passe-t-il au Conseil ?
Cette fois, son visage marqua clairement son déplaisir, au point que ses tatouages parurent s’animer.
— C’est de mon avenir que vous discutez ! insistai-je en m’avançant d’un nouveau pas. J’ai le droit de…
Haussant les épaules, Vents Sauvages se retourna et me planta là sans me laisser achever ma phrase.
Derrière moi, j’entendis Amyu déclarer d’une voix condescendante :
— Il ne faut pas vous formaliser, Xylara. Les prêtres guerriers chérissent leurs secrets.
C’était finalement une bonne chose que nul dans les parages ne connaisse le xyian. En quelques mots brefs et chargés de sens de ma langue maternelle, j’exprimai tout ce que je pensais des prêtres guerriers en général et de Vents Sauvages en particulier.
Alors que je me ruais en trombe dans ma tente, je fus surprise de distinguer dans la pénombre qui y régnait une silhouette indistincte.
— Qui est là ? m’inquiétai-je.
Une voix profonde, que je connaissais bien, répondit :
— Prie la Déesse que ma mère ne t’entende jamais parler comme ça !
— Heath !
Le cœur battant, je me jetai dans les bras de mon vieil ami d’enfance. Heath se mit à rire et pencha la tête pour que nos deux fronts entrent en contact, en un rituel de retrouvailles qui n’appartenait qu’à nous. Puis il me prit par les hanches et me souleva de terre pour me faire tourner autour de lui. L’espace d’un enivrant instant, j’eus de nouveau dix ans et la certitude que rien ne pouvait m’arriver du moment que mon « grand frère » était là.
Dès qu’il m’eut reposée sur mes pieds, je le serrai de nouveau dans mes bras.
— Heath… murmurai-je, la joue posée sur son épaule. Je suis si heureuse de te revoir !
— Et moi donc !
Doucement, Heath me prit par les épaules et me repoussa à bout de bras.
— Regarde-toi, Lara ! Te voilà devenue une vraie femme des plaines.
Amyu, qui venait de me rejoindre sous la tente, se figea et se rembrunit en nous découvrant tous deux.
D’un sourire, je la rassurai et pris le bras de Heath sous le mien pour l’inciter à se tourner vers elle.
— Amyu, je te présente Heath, un vieil ami qui arrive tout droit de mon pays.
Le visage de la jeune femme s’éclaira.
— On m’avait prévenue de sa visite. Vous pourrez discuter en mangeant, Fille du Sang de la Maison de Xy. Mais le Seigneur de Guerre Ultie a demandé à vous courtiser tout de suite après le repas.
Rapidement, elle se débarrassa de sa cape et ajouta :
— Je vais vous apporter du kavage et de la nourriture.
Heath se mit à rire.
— J’ai compris mon nom et le mot kavage, mais pas grand-chose de plus !
— Je te présente Amyu du Cochon, dis-je pour achever les présentations. Guerrière de la Grande Prairie.
Heath s’inclina vers elle.
— Mes… salutations… guerrière… dit-il dans un firelandais laborieux et approximatif.
En un clin d’œil, l’attitude d’Amyu changea du tout au tout. Le visage soudain figé et livide, elle s’inclina à son tour et s’empressa de sortir. Je l’aurais suivie pour lui demander en quoi je l’avais offensée si Heath n’avait monopolisé toute mon attention.
En m’entraînant vers la table, autour de laquelle nous nous installâmes, il serra mes mains entre les siennes.
— Nous avons trop peu de temps, dit-il sans cesser de me dévorer des yeux. Et trop de choses à nous dire.
Tant de questions se pressaient sous mon crâne que je ne savais par laquelle commencer.
— Pour quelle raison es-tu ici ? demandai-je enfin. Que se passe-t-il à Fort-Cascade ? Comment vont Anna et Othur ? Et comment va Eln ?
Heath secoua la tête d’un air amusé, faisant valser ses courts cheveux châtains.
— Du calme, bel oiseau ! Comment veux-tu que je te le dise, si tu ne me laisses pas en placer une ?
Quand nous étions petits, nous nous ressemblions tant, tous les deux, que ceux qui ne nous connaissaient pas nous imaginaient frère et sœur. Avec les années, la ressemblance s’était estompée, mais pas l’affection profonde que nous nous portions.
— Efforce-toi de ne parler que dans notre langue, me conseilla-t-il en me fixant de ses yeux bruns graves et sérieux. Le Seigneur de Guerre pense que ça vaut mieux.
Keir… Il avait parlé à Keir ! J’ouvris la bouche, prête à le bombarder d’une douzaine d’autres questions, mais Amyu nous rejoignit à cet instant avec un plateau chargé d’un pot de kavage et d’un bol de gurt.
J’acceptai la timbale fumante qu’Amyu me présenta, mais Heath repoussa la sienne avec une grimace.
— Comment peux-tu boire ça, Lara ? Je n’ai jamais rien bu de plus amer, et quelques gorgées suffisent à faire trembler mes mains.
— Question d’habitude, assurai-je en soufflant sur le breuvage brûlant. Moi, j’en suis au point de ne plus pouvoir m’en passer.
Je dégustais ma première gorgée quand Amyu s’éclipsa. En la suivant des yeux, Heath commença son récit. Le fait de parler en xyian, langue que personne ne comprenait au Cœur des Plaines, ne l’empêcha pas de s’exprimer, pour plus de précautions, à mi-voix.
— Tout allait bien à Fort-Cascade quand nous en sommes partis, un peu précipitamment. Un messager – un de ces prêtres guerriers à l’aspect terrifiant – a débarqué un jour en pleine session du Conseil royal. Les dames de la cour en sont tombées comme des mouches dans la salle du trône… Il a brandi une lance en demandant qu’Atira se rende au plus vite au Cœur des Plaines pour y énoncer ses vérités devant le Conseil des Anciens.
La mine renfrognée, Heath poursuivit :
— Simus y a consenti, mais après le départ du messager, il est devenu soucieux et nous a dit que quelque chose n’allait pas et qu’il était hors de question de laisser Atira voyager seule. Le temps de prendre les armes et les vivres nécessaires, et nous étions partis.
Avec une grimace comique, il se massa le dos et précisa :
— Je n’avais jamais chevauché aussi loin ni aussi vite. Nous avons filé à travers le pays comme si nous avions à nos trousses tous les démons des montagnes, en changeant de monture toutes les heures. Je crois que mon corps n’est pas près de l’oublier !
Son visage se fendit d’un sourire affectueux lorsqu’il ajouta, passant du coq à l’âne :
— Mère a pris sous son aile le bébé que tu lui as confié. Elle pouponne et glousse de joie comme une mère poule. Une fameuse idée que tu as eue de lui envoyer Meara ! Elle lui a rempli les bras et le cœur. Mais tu aurais entendu le cri qu’elle a poussé quand elle a découvert son tatouage !
Au souvenir de ma propre réaction, je souris et précisai :
— Ce n’est pas un tatouage. Juste une teinture. Les Firelandais ne tatouent pas les enfants en bas âge.
J’étais heureuse d’apprendre que tout allait bien chez moi et que Meara était en de bonnes mains, mais quelque chose me chiffonnait.
— Dis-moi… repris-je en scrutant son visage. Je vois bien pourquoi Simus a voulu faire le voyage, mais toi, pourquoi es-tu venu jusqu’ici ?
Une touche de rouge affleura sur ses joues.
— Comme je l’ai expliqué à Warren, j’ai estimé qu’il fallait quelqu’un pour représenter le royaume aux côtés de Simus. Ça n’a pas eu l’air de lui plaire, mais je ne lui ai pas laissé le temps de discuter.
Je trouvais l’explication un peu courte, mais Heath évita mon regard intrigué et reprit son récit.
— Quand nous avons atteint la frontière, Simus et Atira se sont mis à pousser leurs cris de sauvages. Nous n’avons pas tardé à trouver Keir et ses hommes. Ton Seigneur de Guerre, qui venait d’apprendre l’attaque dont tu avais été victime, était déchaîné. Le temps de changer de chevaux, et nous arrivions au Cœur des Plaines.
Tendant le bras, il saisit dans le bol une bille de gurt qu’il expédia d’une pichenette dans sa bouche.
— Je te laisse imaginer dans quel état de fatigue nous sommes arrivés ici, soupira-t-il après avoir avalé sa bouchée de fromage. Mais à peine avions-nous mis pied à terre que le Conseil des Anciens sommait Keir de comparaître devant lui.
— Tu étais présent ? demandai-je en me penchant vers lui.
— Naturellement. J’ai suivi le mouvement, et personne ne m’a empêché de pénétrer dans cette énorme tente pleine de monde.
— Qui se trouvait avec toi ?
— Le Seigneur de Guerre, Simus en tant que second de son armée, Atira et Joden, ainsi que le dénommé Iften.
Sur ce, il enfourna une nouvelle boulette de gurt, qu’il dégusta avec une gourmandise manifeste.
— Comment peux-tu avaler ça ? demandai-je. Je n’ai jamais pu m’y habituer.
— Je suppose que j’ai dû y prendre goût au cours du voyage, répondit-il en me dévisageant d’un air surpris. Ce n’est pas mauvais du tout.
En me voyant grimacer de dégoût, il rit et reprit le fil de ses explications.
— Je n’ai pas compris tout ce qui s’est passé au cours de ce senel, Lara. Ils s’exprimaient dans leur langue, et je n’ai saisi qu’un mot par-ci par-là. Ils parlaient vite, et le ton montait entre eux. Plus d’une fois, j’ai cru qu’ils allaient en venir aux mains.
Une franche admiration se peignit sur ses traits.
— Keir a été admirable ! Il s’est dressé face à l’adversité avec acharnement, fort, puissant, inébranlable. Il s’est donné sans compter pour faire valoir ses arguments, mais pas une fois il ne s’est laissé dominer par la colère ni n’a dégainé son épée. Et Simus…
Avec un sourire amusé, il leva les yeux au ciel.
— Tu le connais, il n’est pas homme à refuser la bataille. Il n’a pas cessé d’aller et venir, de parler avec ses mains et de sourire, comme s’il s’était mis en tête de charmer tout le Conseil.
Le visage de Heath se rembrunit.
— Quand Keir s’est rassis, ce triste sire d’Iften a fait son entrée en scène et s’est mis à parler. Je ne lui tournerais pas le dos, à celui-là ! Jamais homme n’a été rempli de plus de fausseté et de rouerie. Arrogant, avec ça, et bombant le torse comme un coq de basse-cour !
Amyu réapparut avec un plat de viande à la sauce au gurt, un autre à la sauce pimentée et des galettes de pain. À son visage fermé, je devinai que, d’une manière ou d’une autre, j’avais dû la froisser sans le vouloir, mais c’était sur Heath que se focalisait mon attention.
— Et ensuite, que s’est-il passé ? m’enquis-je vivement.
Heath déchira une galette de pain entre ses doigts et attendit qu’Amyu soit sortie pour me répondre.
— Je crois qu’Iften a triomphé, Lara. À un moment, j’ai bien cru que Simus allait demander justice à coups de sabre, mais Keir l’a retenu.
Après avoir trempé son pain dans la sauce, il le mâcha un long moment en silence, le regard pensif.
— Personne n’a voulu me donner les détails, reprit-il enfin, mais je crois… je crois que Keir a été puni par le Conseil. Lui et Simus faisaient grise mine en sortant.
— Puni ! m’exclamai-je. Mais… de quelle façon ?
Heath secoua la tête.
— Je n’en sais rien, Lara. Ils parlaient si vite, avec tant d’emportement… C’est un miracle que de si farouches guerriers aient réussi à tenir ce senel sans dégainer leurs armes.
— Fais attention à toi ! dis-je en posant la main sur son avant-bras pour le mettre en garde. Les Firelandais sont de fantastiques guerriers, et s’ils se sentent offensés, ils sont capables d’attaquer sans prévenir.
— Ne t’en fais pas, répondit-il avec un sourire qui se voulait rassurant. Je sais ce que sont les emblèmes et à quoi ils servent.
À cet instant seulement je pris conscience des changements qui avaient fait de mon ami d’enfance un homme plus svelte, plus endurci, à la musculature mieux définie. Son visage lui-même avait changé. On y devinait une maturité que je ne lui avais jamais connue, et comme l’ombre d’une peine secrète.
— Cela m’aide de ne pas connaître leur langue, reprit-il. Je suis obligé de faire attention à ce que je dis et à qui je le dis.
Décidée à en avoir le cœur net, je m’éclaircis la voix et le fixai au fond des yeux pour demander :
— Heath ? Qu’est-ce que tu oublies de me dire ?
Il y eut une longue pause au cours de laquelle il se contenta de mâcher son pain. Je respectai son silence et attendis sans insister, sachant qu’il finirait par parler.
— Lara… lâcha-t-il enfin dans un soupir. Tu n’es pas la seule, au royaume de Xy, à avoir livré ton cœur à quelqu’un de la Grande Prairie.